PENDANT, AVANT ET APRES
L'APRES-COUP ET LE JEU
Il peut-être intéressant, à propos d'une
oeuvre de Moebius, de réunir des déclarations sur ses intentions
d'auteur. Non en vue de donner au lecteur connaissance d'une vérité
détenue par l'artiste - un véritable artiste est plutôt
détenteur d'un savoir " insu " : jamais il ne sait ce qu'il
a écrit, même s'il n'a écrit que pour le savoir, pourrait-on
dire en paraphrasant Blanchot. Et la diversité des déclarations
de Moebius avant,pendant et après la naissance d'une oeuvre montre
bien que, loin de délivrer un secret et résoudre les énigmes,
il les mulitiplie à loisir.
Réunir de tels fragments consiste plutôt en un jeu pour le lecteur
: chaque intention procède d'une possibilité. Il s'agit de rapporter
ici à la surface des strates de pensée et de l'imaginaire -
comme un archéologuemet au jour des bribes du passé - plutôt
que de les offrir comme une vérité énoncée. Elles
fonctionnent plus comme un questionnement autour de l'oeuvre qu'en tant qu'explication.
Pour le reste, on est peut-être d'accord avec Mallarmé : "
un vrai livre se passe de présentation, il procéde par le coup
de foudre, comme la femme avec l'amant et sans l'aide d'un tiers, ce mari.
" ... Ce qui ne l'empêchera pas de donner des indications sur la
façon de lire " Un coup de dés " et certains autres
poêmes. La qualité d'une pensée réside souvent
dans la saveur des contradictions qui y cohabitent.
EDENA
Les jardins ne sont qu'un tome d'un cycle global, LE CYCLE
D'EDENA, que Moebius a d'ores et déjà visualisé dans
son ensemble. Il y introduit ses expériences personnelles et ses découvertes
( ici sur le plan de la nutrition ), en sorte que l'ensemble pourra être
lu comme une fiction et décrypté comme un journal intime. Il
n'est pas surprenant, par conséquent, que Moebius déclare que
LE CYCLE D'EDENA est lié à un autre, LE CYCLE DU MAJOR, réunis
tous deux dans la saga de l'univers de Moebius. C'est la démarche de
MAJOR FATAL et du GARAGE HERMETIQUE qui reparaît ici, mais assise sur
une narration plus proche de L'INCAL ou de séries de science fiction
telle que LE MONDE DU FLEUVE de Farmer ou les romans de Vance. L'oeuvre de
Moebius est l'écriture d'un inconscient graphique en évolution
permanente, IN PROGRESS. Il n'est jamais ce qu'il prétend être
et se cache dans ce qu'il montre. Ce qu'il donne à voir n'est pas forcément
ce qu'il énonce. D'où l'imprévisibilité des histoires
mais aussi leur cohérence implacable, alors même qu'elles semblent
les plus folles.
Moebius trouve dans sa vie et ses expériences les réponses aux
questions laissées en suspens dans chaque épisode précédent.
Dans LES JARDINS, ce sont celles de la fin de SUR L'ETOILE : quelle est la
pyramide ? qui l'a construite ? Que fait-elle sur cette planète ? Qu'est
ce qu'Edena ? ( etc.). Il déclare " J'ai d'abord pensé
pouvoir répondre à ces questions en un second volume et puis
j'ai réalisé que ce n'était pas possible. Il y avait
trop de choses. c'est ainsi que j'ai débuté LE CYCLE D'EDENA
dont je viens de terminer l'esquisse du troisième tome, LA DEESSE,
qui devrait être suivi d'un quatrième et d'un cinquième."
LE CYCLE D'EDENA était au début un pamphlet où il exprimait
ses idées forces et ses convictions sur différent sujets. La
planète s'appelait AEDENA car il devait s'agir d'un manifeste de la
maison d'édition dont Moebius était alors partie prenante et
qui portait le même nom.
LES JARDINS sont une oeuvre de transition entre la période tahitienne
ou encore une narration de type L'INCAL, avec un travail élaboré
sur des bases et des expériences différentes. Il s'agit aussi
de la construction et l'aboutissement d'une recherche intérieure et
graphique :
" Je cherchais un style non marqué par les traces de l'ego. C'est
pourquoi j'essayais dans SUR L'ETOILE de transcrire par endroits un univers
de formes non humaines - au sens littéral du terme-, et sans avoir
recours à mon savoir-faire ou à mes obsessions personnelles,
mais en me confrontant directement aux archétypes.
" Je considère avoir échoué à ce niveau.
Mais l'important est d'avoir essayé. J'en ai retiré un certain
nombre de leçons et gagné une forme d'intuition qui m'a été
très profitable. Peut-être un jour serai-je capable de me confronter
de nouveau à ce que je n'ai pas été capable de réussir."
DES JARDINS JAPONAIS
Moebius raconte la génèse des JARDINS - ou
un des récits de cette genèse : " J'avais terminé
SUR L'ETOILE et débuté d'auters projets. J'étais allé
vivre à Tahiti puis, de là, à Los Angeles. En 1985, je
me trouvais à Tokyo, envoyé par TMS Entertainment, un studio
de dessin annimé japonais, pour travailler sur un projet de filme autour
du LITTLE NEMO.
" Je venais alors d'entrer dans une nouvelle phase de mon existence,
j'avais décidé de changer et de modifier mon rapport à
la nourriture. J'étais déjà végétarien
depuis plusieurs années mais je voulais passer à une autre forme
de nutrition.
" Deux choses s'étaient passées : d'un part, je faisais
un constat d'échec, ou de semi-échec, du végétarisme
en tant que système et, d'autre part, je venais de rencontrer le travail
de Guy-Claude Burger sur l'instinct alimentaire, unen technique qu'il appelle
l'instincto-nutrition. Je m'y suis branché d'une façon presque
violente.
" J'étais donc dans cette situation de renouveau quand je me suis
trouvé au Japon. Enfin, un troisième élément est
intervenu : l'album SUR L'ETOILE était réedité en édition
grand public, non plus en tant que tirage limité promotionnel pour
Citroën, comme à l'origine.
" Je partais sur une nouvelle voie : j'étais au Japon, je relisais
cette histoire et je découvrais qu'elle se terminait sur un début.
Beaucoup d'histoire finnissent ainsi : par exemple, tous les contes qui finissent
par le célèbre " ils se marièrent et eurent beaucoup
d'enfants ". Peut-êter le plus interressant débute t-il
à ce moment là ? Car de quelle manière furent-ils heureux
? Que sont devenus les enfants ? ...
" Dans SUR L'ETOILE, le fin était : " Ils partirent vers
la planète Edena et eurent beaucoup de plaisir." Mais en fait,
qu'est-il arrivé ensuite ? Qu'est ce cette planète ? Où
vont-ils ? Je me suis aperçu que je m'étais posé à
moi-même une espèce de devinetten de façon complètement
inconsciente.
" Dans mon esprit, il y eu alors une jonction immédiate entre
cette interrogation finale et les découvertes que je faisais avec l'instinsto-nutrition
: les théories de Burger sur l'alimentation originelle ne correspondent
t-elles pas au mythe de l'Eden ? Or mes personnages partaient sur une planète
appelée Edena ! La jonction se faisait d'une manière presque
miraculeuse.
" De plus, au Japon, j'étais dans une situation très propice
à la création d'une histoire. D'une part, il y avait l'espèce
d'exaltation intérieure qui accompagne tous les débuts d'aventures.
D'autre part, venait s'ajouter à cela une grande disponibilité.
quand on est dans un pays étranger, le système créatif
est comme virginisé et dynamisé par cette situation même
d'étrangeté : on est loin des automatismes et des routines.
Enfin, je me trouvais dans une situation quasi idéale que tous les
créateurs connaissent bien : celle de la chambre d'hotel. La mienne
était très confortable et offrait une vue superbe de Tokyo.
J'avais demandé à ce qu'on m'installe une table à dessin.
Dons je disposais de l'essentiel dont j'avais besoin.
" J'étais à Tokyo pour travailler sur NEMO, mais il s'est
trouvé que, dès mon arrivée, il y eut un problème
qui m'enpêcha de me mettre au travail. J'avais demandé à
ne faire des dessins qu'une fois le scénario achevé, et il ne
l'était pas. Aussi, quelques petites réunions exceptées,
je restais libre du reste de mon temps.
" Cela a été extraordinaire. Je suis donc resté
un mois au Japon et j'ai réussi à dessiner une planche par jour.
Vingt-cinq pages ont été faites de la sorte, dans ce grand hotel
japonais où, d'une certaine façon, j'ai exprimé à
travers l'aventure des deux héros le problème que pose le conditionnement
d'une nutrition artificielle en cas de nécessité de survie dans
un milieu naturel. Toutes les peurs qui ressurgissent, tous els obstacles
qui se dressent devant une redécouverte des fonctions naturelles à
une alimentation naturelle : le remise en place des fontionnements, le disparition
des schémas mentaux remplacés par d'autres, etc.
" Evidemment, tout cela est très idéalisé dans l'histoire
car, en réalité, les choses ne se passeraient pas de façon
aussi facile et les barrières mentales sont parfois indéstructibles.
Mais j'ai pris comme personnages centraux des êtres perfectibles, des
héros, des êtres capables de changer. Ma projection personnelle
du héros n'est pas l'^tre parfais mais l'être qui se perfectionne.
" Puis je rentrais à Los Angeles et, là, plus question
de continuer, il fallait que je termine LE BOUT DE LA PISTE, le dernier Blueberry,
un boulot énorme. Mais en même temps, cela m'a obligé
à une période de reflexion et quand le Blueberry fut terminé,
sept mois plus tard, j'ai modifié quelques images qui ne me satisfaisaient
pas : pages 1, 21 et 22 notamment.
" Tous le scénario des JARDINS avait été conçu
dans l'avion au moment où j'allais au Japon. Je l'ai revu et modifié
alors que je travaillais sur Blueberry. J'ai décidé de dévellopper
la situation sur Edena et de la prolonger sur un troisième volet. J'ai
préféré donner de l'ampleur à l'aventure de Stel,
à sa découverte de la sexualité, à son rêve
et à sa rencontre avec Maître Burg.
" Il y a des éléments de l'histoire dont j'ai la clef et
d'autres dont je n'ai pas encore l'explication. Il y a des choses que j'ai
dessiné dans cette histoire dont je découvrierai l'importance
dans les mois, les années à venir. Ainsi, le rêve de Stel
s'éclaircira dans le prochain volume. Le projet est appelé à
se modifier en fonction de mon évolution. Je me suis programmé
des développements qui dépassent mes possibilités actuelles,
et c'est très intéressant, car si je veux aller au bout de cette
histoire, il faudra que je me dépasse moi-même, que je travaille
et que je grandisse."
L'INSTINCTOTHERAPIE
Aujourd'hui, Moebius semble avoir pris des distances avec
l'instinctothérapie et n'est plus sous l'effet du même enthousiasme
sans qu'il ait renié la méthode de Burger pour autant.
En 1985, il notait dans un de ses carnets : " Depuis l'avènement
de l'ère industrielle et de ses mutations, tout artefact humain est
menacé, dès sa conception, à la possibilité de
l'insuffisance esthétique ou même à l'erreur ... Ce qui
induit une gamme de possibilités allant de la simple médiocrité
à la laideur la plus agressive.
" Cette situation a pour conséquence de créer un paysage
esthétique de plus en plus dégradé, affaiblissant le
réservoir référentiel de l'être humain, amenant
une distorsion inconsciente du concept même de beauté et, par
là même, viciant et contaminant les concepts corollaires de bonté
et de vérité...
"Parmi les innombrables conséquences néfastes pour l'homme
et l'éco-système qui l'entoure, j'en distingue deux qui me touchent
: celui concernant l'alimentation sur les trois niveaux physiques, mental,
spirituel...
" Physique car les méthodes industrielles ont dégradé
notre alimentation à un point alarmant. D'autre part, les progrès
technologiques de la médecine ont masqué la progression du mal
; mais cette course insensée est proche de son point de saturation.
" Au niveau mental, les idéologies et les concepts matérialistes
et analytiques de décryptage de l'univers ont occulté le principe
fondamental de fraternité humaine. Le gouffre entre le discours et
la réalité subtile et complexe est arrivé, lui aussi,
à un point de tension extrème qui met en danger la survie même
de la planète.
" Au niveau spirituel, les systèmes religieux de relais se sont
enlisés, soit dans des représentations figées, ritualistes
et à la limite de la superstition, soit dans une tentative démagogique
de concurrencer le social et le politique, perdant ainsi de vue le but essentiel
qui consiste à assurer la liaison Terre-ciel à travers un système
spirituel évolutif mais ouvert à la flamme de la révélation.
"Le seul aspect positif est que cette situation générale
de dégénérescence et de danger oblige le chercheur à
un intense travail de remise en cause, de recherche et de foi."
A travers l'instinctothérapie, qui élimine les artifices transformant
la nourriture et prône un retour intégral aux aliments naturels
afin de remettre en fonction un instinct alimentaire extrèmement précis,
c'est l'équilibre vital de l'homme que Moebius recontacte. Burger,
qui est à la base de la méthode, appelle l'aliment originel
une nourriture qui n'a subit ni dénaturation mécanique ( mélange,
assortiment, superposition, broyage, mixage, etc.), ni dénaturation
thermique ( cuissons diverses, congélation, surgélation, irradiation,
etc.), ni sélection artificielle ( certaines techniques de culture
ou d'élevage), ni dénaturation chimique ( engrais, pesticides,
etc.), ni transformation par l'usage du lait et de ses dérivés.
Il en résulte que les instinctos mangent de tous les aliments originels
mais crus et sans assaisonnement ni mélange, pour autant qu'ils apparaissent
attirants, selon la règle de l'instinct alimentaire que l'expérience
a montré, d'après Burger, s'exprimer principalement par l'odorat
et le goût. L'instincto peut manger autant qu'il veut d'un aliment sans
avoir à craindre de problème, pour peu qu'il soit vigilant au
changement de goût et respecte l'arrêt instinctif qui lui est
lié.
Moebius ne peut qu'être séduit par la loi du plaisir dégagé
des artifices. Il en appelle donc à une " nutrition du futur qui
soit une redécouverte de l'originel. Une table d'instincto est un signe
de liberté, de beauté et de plaisir". Et il ajoute volontiers
: " A mon avis, toute cuisine est névrotique. Ainsi d'ailleurs
que toute culture - le problème que cela pose laisse pantois.
"Je pense que nous utilisons nos aliments pour masquer ou compenser nos
problèmes émotionnels et, qu'en retour, ces mêmes aliments
ont des effets à tous les niveaux de comportement, y compris bien sûr
la sexualité. Dans LES JARDINS, Stel et Atan représentent un
cas extrème : ils sont sous l'emprise d'une intoxication extrêmement
sophistiquée et élaborée ( mais c'est la direction radicale
que prend la médecine moderne), et le simple changement d'alimentation
a des effets spectaculaires qui rejaillissent sur l'aspect le plus déprimé,
qui est bien sûr celui de la sexualité. Leur transformation ne
s'arrêtera pas là, d'autres surprises les attendent, d'autres
découvertes, d'autres aventures."
Au-delà d'une recherche d'une alimentation naturelle, c'est la quête
de l'être originel et la connection de l'être avec l'infini qui
est posée. La quête de Stel et Atan s'identifie à celle
de l'état originel adamique. Moebius donne à voir sa vision
personnelle du monde. Il n'explique pas, il montre, et il montre avec ironie.
Cette vision n'est pas exclusive d'autres perspectives, elle ne solutionne
pas les problèmes, elle les pose en énigmes que chacun entendra
à son degré. En développant son univers, moebius ouvre
de nouveaux espaces de rêve. Quand il parle, il ne fait jamais que renvoyer
à l'imaginaire de chacun. Ainsi qu'il le dit, " chacun a sa vision
du monde, l'essentiel, ici, à mon avis, est de se donner les moyens
de l'exprimer".