Il arrive qu'un dessinateur de BD soit à la recherche
d'un "héros".
Comment nait un héros dans la bande dessinée? ou plutôt
comment nait un "héros"? Un héros n'est que le personnage
principal d'un fable, historiette complète de quelques pages et dont
le destin incertain permettra à l'auteur d'exprimer une idée,
un gag ou n'importe quoi selon l'humeur du moment ... Que ce personnage réapparaisse
dans une autre histoire, tissant quelques liens subtils avec la première,
puis dans une troisième, peut-être, d'autres ensuite, le voilà
devenu "héros" ... Généralement cependant le
héros ne fréquente pas l'historiette ... il se lance d'emblée
dans la grande aventure "à suivre" perfectionnant son identité
d'abord chancelante au fil des pages, jusqu'à la maturité.
L'accouchement du héros est souvent pénible
et c'est naturel car il est l'émanation-signature du créateur,
et plus ce dernier travaille, pousse, et plus l'enfant est gros et déchire
sa "mère".
Parfois cependant, l'enfant arrive sans douleur, à l'insu presque du
dessinateur de petits mickeys ... d'un seul coup il est là, minuscule,
affamé, vivant !
C'est un peu le cas du Major Grubert. Il s'est glissé un jour dans une chronique canularesque sur les merveilles de l'univers dans "Pilote" ... C'était l'archétype de l'explorateur des BD de mon enfance. Dans le style de la série "Ramenez les vivants" et que j'avais le projet d'assassiner par le ridicule au cours d'une longue quête débile à travers les galaxies...
Le projet fit long feu, mais un jour Vania Beauvais eut l'idée absurde de me confier six pages dans "France Soir" sur le thème des vacances des français et spontanément, presque à la sauvette, le Major refit surface, cette fois sans casque mais affligé d'un lamentable chapeau de brousse à la bande léopardée ... son compagnon constitua d'ailleurs ma première tentative d'auto-représentation ( c'était facile à l'époque à cause de la moustache )... le temps pour les lecteurs de France Soir de s'en remettre et le Major réapparaissait en deux pages au scénario surréaliste dans "Fluide Glacial". Les réactions furent comme de juste fluides et glaciales, mais c'était lancé, figé, coagulé, le Major Grubert existait! Il était le héros à part entière!
La suite se passe exclusivement dans le cadre de Métal ... C'était une époque où je papillonnais d'un dessin à l'autre dans la plus parfaite insouciance. J'avais brisé les chaînes qui me liaient à Blueberry depuis plus de douze ans ( l'aventure Métal commençait plutôt relax, le journal était trimestriel, ce qui me changeait des cadences infernales de l'Hebdo "Pilote" ), le ciel était bleu et les scénarii jaillissaient de la fumée avec de joyeux "flop" de champagne ... Le "Major Fatal" date de cette époque, ainsi que quelques pages par-ci par-là...
Mais tout changea très vite. Le boulot me rattrapait au tournant... Blueberry avec ses gros sabots et Métal qui viraient mensuel et puis d'ailleurs une nouvelle envie de travailler ... Le Major, lui, restait très calme et attendait son heure.
Parfois, j'entamais les débuts d'un histoire, une page ou deux, puis laissait tomber et passait à autre chose. Le fantasque quoi ... c'est ainsi que naquirent les deux premières pages du "Garage Hermétique"... comme un jeu ... je dessinais deux pages "comme si" c'était une histoire mais en même temps avec un thème, un personnage et un titre tellement aberrant qu'une suite semblait impossible...
C'est J.P.Dionnet, le Rédacteur en chef de Métal qui est responsable de la suite car s'il n'avait pas eu l'idée perverse de passer ces deux pages dans Métal N°6, le câbleur endommagé de l'ingénieur Barnier serait resté pour toujours ce qu'il était en réalité, une machine sans passé, sans avenir, sans queue ni tête! ...
J'avais mis la plume dans l'engrenage, le reste devait suivre ... Les circonstances s'y prêtaient. J'avais Blueberry à faire qui me prenait beaucoup de temps, et bien d'autre choses encore, et d'autres encore, etc. ... Et cela me semblait bien d'avoir une présence minimum de deux pages dans chaque numéro de Métal...
Le Garage Hermétique de Jerry Cornélius était
parti, et c'est encore presque malgré moi que le Major fit son apparition,
dès le troisième épisode...
Le Garage est donc l'exemple type d'une bande dessinée sans scénario
préétabli ... Chaque fois que la tentation de durcir la ligne
de l'histoire et qu'un but se profilait, je cassais tout et je repartais à
l'aventure ... de plus, d'un mois sur l'autre, il m'arrivais d'oublier ce
que j'avais dessiné dans l'envoi précédent ... d'autres
fois, je ne me souvenais des délais qu'au dernier moment et j'envoyais
deux pages improvisées en une nuit ... Quelle merveille ! Cette bande
n'est donc pas du travail sérieux !...
Cette expérience intéressante est maintenant terminée... en fin de compte, l'histoire s'est bouclée d'une façon presque classique comme dans ces romans d'alcooliques que l'Amérique fabriquait après la deuxième guerre mondiale. Une centaine de page que je contemple maintenant un peu comme un journal intime codé, s'étalant sur trois ans de ma vie, à raison de deux pages par mois. Finalement, je ne suis pas si bavard que ça.
MOEBIUS
P.S. Jerry Cornélius est un personnage crée par le grand Moorcock il y a quelques années et qui s'est promené dans plusieurs nouvelles de différents auteurs de la new-wave anglaise. Je m'étais juré à l'époque de lui consacrer une histoire à mon tour ... c'est fait.